Lettre ouverte - Rome ne paiera pas pour nos clochers

D’abord, je tiens à souligner que ni la fabrique Saint-Joseph, ni son comité de gestion ne signe cette lettre. Il s’agit d’une initiative citoyenne, de la bénévole que je suis qui ne compte plus les heures investies afin de déranger suffisamment pour se faire entendre.

Crédit photo : François Viel

Nos racines sont faites de bois, de pierre et de foi. Avant d’être un peuple laïque, on a été un peuple croyant. Et qu’on le veuille ou non, c’est cette foi-là, pas seulement religieuse, mais humaine, communautaire, obstinée, qui a bâti le Québec.

Ce sont les communautés religieuses qui ont fondé nos écoles, nos hôpitaux, nos orphelinats. Ce sont des femmes et des hommes d’Église qui ont tenu les villages à bout de bras, soigné les malades, éduqué les enfants, nourri les pauvres. Ils ont bâti des églises, oui, mais surtout des points de repère : des lieux de culture, de transmission, de solidarité.

Et pourtant, il faut le dire, tout n’a pas été beau. L’histoire religieuse du Québec porte aussi ses cicatrices. Des blessures profondes, des abus de pouvoir, des silences étouffants. Des épisodes qu’on ne veut ni oublier, ni glorifier. Mais on ne guérit pas ce qu’on efface. Reconnaître ces zones d’ombre, c’est aussi reconnaître que notre rapport à la foi a été, d’abord, un rapport au vivre-ensemble. Ce qu’on a gardé, au fond, c’est l’élan de bâtir ensemble.

Même si les croyances ont changé, les murs sont restés. Ces bâtiments-là racontent d’où on vient. Ils ne sont pas le signe d’une religion à défendre, mais la preuve d’un peuple qui, déjà, savait se rassembler pour bâtir plus grand que lui.

« Le silence des clochers, c’est le bruit qu’on entend quand un peuple oublie d’où il vient. »

Je vous écris parce qu’on est rendus là. À ce point de bascule où, par peur des mots, on laisse mourir ce qu’on a de plus solide : nos racines. Pas les racines d’une foi. Les racines d’un peuple. Depuis la suspension des programmes d’aide au patrimoine religieux en juin 2025, tout est à l’arrêt. Des chantiers stoppés net, des toitures qui coulent, des bénévoles à bout de souffle. Et pendant ce temps, tant de citoyens continuent de se dire que tout ça appartient encore à Rome.

Mais non. Rome ne paiera pas. Et la vérité, c’est que ce patrimoine-là ne relève plus du Vatican depuis longtemps.

La Loi sur les fabriques de 1965 a remis la responsabilité des églises entre les mains des communautés locales. Des fabriques de village, gérées par des citoyens bénévoles, sans budget, sans formation, sans outils. On leur a confié des bâtiments qui valent des millions et qui aujourd’hui s’écroulent sous le poids de notre indifférence collective.

Soyons honnêtes, ce ne sont pas les fabriques qui vont sauver nos églises. Ce ne sont pas les évêchés. Ce ne sont pas les miracles. C’est nous. Les Québécoises et les Québécois d’aujourd’hui. Parce que si on attend encore, c’est notre passé qui va s’écrouler sur notre avenir.

Le Rapport Barcelo – Regard actualisé sur le patrimoine religieux au Québec (Ministère de la Culture et des Communications, 2025) nous l’a dit sans détour : sans réinvestissement majeur et sans nouvelle gouvernance, près du tiers du patrimoine religieux du Québec sera perdu d’ici dix ans (p. 14). Un tiers. Plus de 700 bâtiments. Des clochers, des couvents, des presbytères. Des repères. Des phares.

Et pendant qu’on parle, le gouvernement a bien créé un comité national pour « suivre le chantier ». Mais attention, ce comité n’est pas consultatif. Il ne consulte personne. Il discute entre soi. Et autour de la table, il manque ce qui fait la force du Québec : le monde du terrain. Les porteurs de projets, les artisans, les élus locaux, les bénévoles. Ceux qui tiennent encore les murs à bout de bras. Sans eux, ce comité ne fera pas le poids. Ce chantier-là, sans notre soutien, risque de devenir le plus beau cimetière administratif de notre histoire. Alors, on doit faire du bruit.

Entre 2019 et 2022, les programmes d’aide du Ministère de la Culture ont généré 37,4 millions de dollars de PIB par an, soutenu 303 emplois et permis 221 millions d’investissements dans nos bâtiments d’ici (Retombées économiques des investissements en patrimoine bâti au Québec, MCC, 2023, p. 19). C’est du concret. Des charpentiers, des maçons, des sculpteurs, des ferronniers, des vitraillistes. Des gens de métier, des gens d’ici. Des savoirs transmis depuis des générations, et qu’on est en train de perdre par négligence.

Le Rapport Barcelo allait plus loin : chaque dollar investi dans le patrimoine religieux rapporte 1,78 $ en retombées économiques régionales (p. 22). C’est prouvé. Et pourtant, tout est suspendu. On marche les yeux ouverts vers un mur, en sachant qu’il est là.

Être laïque, ce n’est pas nier d’où l’on vient. C’est être capable de regarder notre histoire en face sans peur ni rancune. Sauver une église, ce n’est pas sauver une religion. C’est sauver un lieu qui a vu grandir nos villages. C’est sauver une œuvre collective. C’est sauver un chapitre de ce que nous sommes.

Le Rapport Barcelo a eu cette phrase qui sonne comme une gifle : « L’absence d’action coordonnée équivaut à une forme d’abandon collectif » (Regard actualisé sur le patrimoine religieux au Québec, 2025, p. 37). Et c’est exactement ce qu’on fait. On abandonne. Parce que le mot religieux dérange. Parce que la laïcité sert de paravent à la lâcheté.

Mais soyons clairs : le Québec laïque a été bâti par un Québec religieux. Et si on renie ce pan de notre histoire, on renie les fondements mêmes de ce qu’on appelle notre identité. On ne protège pas des crucifix, on protège des racines. Et ces racines-là, si on les coupe, c’est tout le tronc qui finit par tomber.

Qu’est-ce qu’on peut faire?

  • Créer un Fonds d’urgence 2025-2026 pour empêcher que les bâtiments les plus fragiles s’effondrent avant la refonte des programmes.

  • Réformer la Loi sur les fabriques, pour que les paroisses locales ne portent plus seules un patrimoine national.

  • Mettre sur pied une Fiducie du patrimoine, indépendante, agile et capable d’intervenir partout au Québec.

  • Redéfinir le cadre administratif et sortir le mot religieux du ghetto politique.

  • Former la relève artisanale : sans sculpteurs, sans maîtres verriers, sans charpentiers, il n’y aura plus rien à transmettre.

Ce ne sont pas des vœux pieux. Ce sont des gestes de survie culturelle. Et le Rapport Barcelo nous a déjà donné la marche à suivre. Ce qu’il manque maintenant, ce n’est pas la vision. C’est le courage politique.

On se décrit souvent comme un peuple bâtisseur. Mais un peuple bâtisseur qui laisse ses églises s’écrouler a un problème de mémoire. Ce qu’on joue ici, ce n’est pas du patrimoine ancien. C’est notre capacité à nous souvenir ensemble. Ce n’est pas Rome qui paiera. Ce n’est pas les fabriques. Ce n’est pas Québec, tant qu’il dormira au volant. C’est à nous, collectivement, de décider si on veut hériter d’un passé vivant ou d’un champ de ruines.

Je le répète : Le Québec laïque a été bâti par un Québec religieux. Et si cette province a encore une âme, c’est dans ses pierres qu’elle bat. Alors oui, il faut réveiller le Ministère de la Culture et des Communications. Oui, il faut secouer nos élus. Mais surtout, il faut se réveiller ensemble avant que le vent, la rouille et le temps ne fassent le travail à notre place.

Le patrimoine religieux n’est pas un vestige du passé. C’est un test de courage pour le présent.

𝘚𝘰𝘶𝘳𝘤𝘦𝘴 : 𝘔𝘪𝘯𝘪𝘴𝘵𝘦̀𝘳𝘦 𝘥𝘦 𝘭𝘢 𝘊𝘶𝘭𝘵𝘶𝘳𝘦 𝘦𝘵 𝘥𝘦𝘴 𝘊𝘰𝘮𝘮𝘶𝘯𝘪𝘤𝘢𝘵𝘪𝘰𝘯𝘴 𝘥𝘶 𝘘𝘶𝘦́𝘣𝘦𝘤. 𝘙𝘢𝘱𝘱𝘰𝘳𝘵 𝘉𝘢𝘳𝘤𝘦𝘭𝘰 – 𝘙𝘦𝘨𝘢𝘳𝘥 𝘢𝘤𝘵𝘶𝘢𝘭𝘪𝘴𝘦́ 𝘴𝘶𝘳 𝘭𝘦 𝘱𝘢𝘵𝘳𝘪𝘮𝘰𝘪𝘯𝘦 𝘳𝘦𝘭𝘪𝘨𝘪𝘦𝘶𝘹 𝘢𝘶 𝘘𝘶𝘦́𝘣𝘦𝘤 (2025) ; 𝘙𝘦𝘵𝘰𝘮𝘣𝘦́𝘦𝘴 𝘦́𝘤𝘰𝘯𝘰𝘮𝘪𝘲𝘶𝘦𝘴 𝘥𝘦𝘴 𝘪𝘯𝘷𝘦𝘴𝘵𝘪𝘴𝘴𝘦𝘮𝘦𝘯𝘵𝘴 𝘦𝘯 𝘱𝘢𝘵𝘳𝘪𝘮𝘰𝘪𝘯𝘦 𝘣𝘢̂𝘵𝘪 (2023).

Julie Dufour, citoyenne engagée

Julie Dufour aime raconter ce qui relie les gens aux lieux. Derrière les mots et les projets de Saint-Joseph, il y a son désir profond de faire vivre notre mémoire collective autrement — avec cœur, transparence et une bonne dose d’espoir. Ses textes parlent de racines, de courage et de ce qu’on devient quand on décide de ne pas abandonner ce qui nous tient debout.

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Saint-Joseph reprend sa place au sommet de son église - Le Quotidien